Jeanne-Claude
Je me souviens de tout. De ces soirées où je sortais toutes les nuits avec elle.
Du Paris de l’époque. De l’art, du jazz, de la poésie, des films. Dans ce bouillon de créativité, les jeunes taguaient les murs, prenant la ville pour une gigantesque toile.
‘Sous les pavés, la plage’. Quelqu’un avait écrit ça quelque part.
J’étais de ceux-là. Enfin pour être plus précise, j’étais de celles et de ceux que ce chaos et cette créativité attiraient.
Cela me tentait, mais je n’arrivais pas à créer. Je ne parvenais pas à me défaire de ce sentiment indicible, au creux de ma poitrine, qui s’apparentait à de l’impatience.
Sa famille à elle était aisée, elle vivait loin du besoin. Elle pouvait avoir tous les hommes à ses pieds sans même lever le petit doigt.
Elle avait tout ce qu’elle pouvait désirer : les belles robes, les bijoux, les repas fastueux, les voyages de luxe. Et malgré tout, elle me tirait par la manche pour m’inviter :
« Allons-y ! » « Où ? » « N’importe ! Là où on sera libres. ».
« Dis, tu sais ? La liberté, c’est de ne rien posséder. »
Un jour, elle me dit qu’elle avait rencontré un homme étrange.
« Un étudiant en art qui venait de Bulgarie, qui était venue chez elle pour faire le portrait de sa mère.
- « Voilà, c’est fini » me dit-il, en me tendant une toile enroulée dans un papier ciré et ficelé grossièrement.
Sous le papier, ce n’était pas le visage de ma mère que je découvris, mais le mien !
Alors que je m’apprêtais à l’ouvrir, il me dit :
- « Ne l’ouvre pas. »
- « Pourquoi ? »
- « Parce que l’emballage lui-même constitue l’œuvre. »
C’est bizarre, n’est-ce pas ? », me dit-elle en riant.
Mais moi, j’avais envie d’en savoir plus sur ce garçon.
Boris Vian mourut quelques jours après la fin de l’été.
Deux ans après, un mur fut construit à Berlin pour séparer l’Est et l’Ouest de l’Allemagne.
L’année suivante, la rue Visconti dans le 7° arrondissement fut murée par des barils de pétrole.
Ces barils, qui avaient surpris les Parisiens, furent immédiatement enlevés par la police. Mais cette image indélébile avait déjà imprimé nos pupilles.
C’était leur œuvre. C’était le plus beau méfait du monde.
Je lui demandais : « Qu’y a-t’il caché sous cette toile ? »
Elle me répondit : « Quelque chose que je voudrais te montrer. »
Ce n’était certainement pas un mensonge, mais la vérité. Pas un rêve, mais la réalité. Pas un fantôme, mais quelque chose de bien réel.
Elle me dit : « Toute la laideur du monde, sa saleté, tout son trouble et sa stagnation. C’est tout cela qui fait que nous vivons dans un monde magnifique.
C’est pour que les gens s’en rendent compte, que nous créons tout cela.
C’est pour éradiquer les horreurs qui pullulent dans ce monde.
Et pour le reconstruire. J’irai jusqu’au bout. J’irai partout avec lui. »
Et ils s’éclipsèrent.
Moi, comme d’habitude, après être sortie d’un club de jazz de la rive gauche, j’attendais l’aube se lever, assise seule sur un banc du Pont-Neuf.
Je savais qu’elle reviendrait ici, un jour. Avec lui.
Pour réparer ce monde mis en pièces, pour bien l’attacher et l’envelopper dans une belle étoffe.
J’avais pris ma décision. Je les attendrais. Une aube, et une autre, je les attendrais autant d’aubes qu’il faudra.
A cette époque, j’adorais cet avenir dont j’ignorais le jour exact de son avènement.
C’était irrésistible, c’était mon seul trésor.